Baclofène contre l’alcoolisme : violent retour de manivelle

Paris Match|Vanessa Boy-Landry

Suite à un rapport qui alerte sur la dangerosité du baclofène, l’Agence du médicament confirme qu’elle diminue drastiquement la posologie autorisée dans l’alcoolisme. Plusieurs médecins, grands prescripteurs de ce traitement, contestent la fiabilité de l’étude.

Marche arrière toute sur le traitement de l’alcoolisme par baclofène. Bénéficiant depuis trois ans d’une Recommandation temporaire d’utilisation (RTU) dans l’alcolodépendance, l’utilisation de la molécule subit aujourd’hui un sérieux revers. Bénéficiant d’une « présomption d’efficacité » pour l’Agence du médicament, considérée comme « révolutionnaire » par les malades et les médecins militants, le baclofène à hautes doses, efficace sur près de 6 patients alcooliques sur 10 dans l’essai clinique Bacloville*, serait plus dangereux que les autres médicaments sur le marché.

Nous ne pouvons pas faire prendre de risques aux patients

C’est ce qu’a annoncé l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), lundi 3 juillet, alors qu’elle publiait les résultats d’une étude « en vie réelle » sur les usages et la sécurité du baclofène. Conduite avec la Caisse nationale de l’assurance maladie, cette enquête a identifié, grâce à un algorithme, les prescriptions médicales de 200 000 patients alcooliques sous baclofène, les comparant durant six années, à celles des patients traités par d’autres médicaments contre l’alcoolisme. « Cette étude pharmaco-épidémiologique met en évidence un risque d’hospitalisation et de décès qui augmente proportionnellement à la dose, atteignant des taux élevés au-delà de 180 mg/jour de baclofène, en comparaison avec les médicaments autorisés dans le traitement de la dépendance à l’alcool », explique Dominique Martin, directeur de l’Agence sanitaire, qui décide, par conséquent, d’abaisser la posologie maximale autorisée dans le cadre de la RTU. Aujourd’hui à 300 mg/jour, elle se situera désormais « autour de 75 mg/jour ». « Nous ramenons ainsi le profil de sécurité à un niveau acceptable car nous ne pouvons pas faire prendre de risques aux patients. » Le directeur de l’Agence précise que les médecins seront informés sous peu de cette modification, et alertés sur les précautions à prendre pour redescendre les posologies des patients à ce seuil.

Pour les médecins qui connaissent bien les particularités de cette molécule parce qu’ils la prescrivent depuis des années, la décision « unilatérale » de l’Agence, s’apparente à un « violent retour de manivelle ». Leur expertise avait pesé, en mars dernier, lorsque le comité scientifique de l’ANSM avait décidé d’assouplir les conditions de prescription du baclofène dans l’alcoolisme. Renouvelée pour un an, l’autorisation de prescrire ce médicament générique dans l’alcoolisme semblait préfigurer son Autorisation de mise sur le marché (AMM), alors que le laboratoire Etypharm venait de déposer un dossier de demande auprès de l’Agence. « Nous ne disposions pas des résultats de l’étude pharmaco-épidémiologique au moment où nous avons élaboré la RTU. Celle-ci doit être révisée en fonction des nouvelles informations dont nous disposons. Cela ne préjuge pas, en fonction de l’analyse que nous ferons dans les mois qui viennent, de la décision finale sur l’AMM. Qu’est-ce qu’on nous dirait si on ne prenait pas ces mesures pour encadrer?», argue de son côté le directeur de l’ANSM.

C’est un traitement qui sauve des vies et qui a aussi des effets secondaires

Pour les médecins qui ont l’expérience de la prescription baclofène, le risque accru des hospitalisations révèle une méconnaissance de la molécule. « Un patient qui arrête d’un coup le baclofène peut se retrouver aux urgences. Celui qui démarre son traitement en prenant six comprimés à la fois, aussi. Cette étude révèle l’absence de formation des médecins à ce traitement, et le manque d’information des patients. Aujourd’hui on connaît bien les effets indésirables liés à l’augmentation des doses, on peut les éviter au maximum. C’est un traitement qui sauve des vies et qui a aussi des effets secondaires », explique le Pr Philippe Jaury, qui a conduit l’essai clinique sur le baclofène à hautes doses (Bacloville).

Les prescripteurs de baclofène s’interrogent sur la fiabilité de l’étude

Pour ces prescripteurs aguerris, la donnée nouvelle de cette étude d’envergure – et la plus inquiétante – est le risque de mortalité.  Identifiant certaines limites à cette étude, ils s’interrogent sur la fiabilité de l’interprétation du risque de décès. « Dans la base de l’assurance maladie, on ne peut pas connaître la consommation d’alcool des patients. Les patients sous baclofène sont comparés à d’autres dont la majorité sont sous des traitements de maintien de l’abstinence. On compare donc des gens qui ont probablement une consommation problématique d’alcool, s’ils sont à fortes doses de baclofène, à d’autres, qui doivent arrêter de boire pour initier leur traitement. Idem pour les comorbidités psychiatriques (dépression, trouble mental) dont on ne voit pas la répartition selon les doses de baclofène. Dans cette étude, quand un événement indésirable survient, est-il dû à une consommation d’alcool, à une comorbidité psychiatrique, ou au baclofène ? Ou à une conjonction des deux ? Le rapport indique aussi beaucoup de décès par mort cardiovasculaire chez les patients sous hautes doses de baclofène. On sait que les patients qui boivent beaucoup ont un risque augmenté d’infarctus du myocarde », explique le Dr Benjamin Rolland**, du CHRU de Lille qui regrette que la décision de l’ANSM ait été prise aussi rapidement, sans procéder à des analyses ou à des études complémentaires.

Le rapport de l’ANSM montre des associations, pas des causalités

Instigateur d’une étude nationale sur les événements indésirables liés au baclofène à hautes doses, l’addictologue de Lille explique : « Les données préliminaires de notre étude ne révèlent pas de décès de patients, mais elle porte sur une population bien plus restreinte que celle de l’ANSM. Elle aura donc du mal à identifier les risques rares. Par contre, le suivi des patients est plus riche en informations que les données fournies par l’assurance maladie. Par définition,  le rapport de l’ANSM ne peut montrer que des associations entre des prescriptions médicales et la survenue d’événements indésirables. Elle ne peut pas montrer des causalités. Au vu des données de l’étude, on ne peut pas exclure a priori que le baclofène est dangereux. Mais le but de ses résultats est de se demander s’il n’y a pas d’autres interprétations possibles, au vu du type des données et du manque d’informations sur certains aspects méthodologiques de ce rapport. »

On ne connaît pas le dossier médical du patient

Le Pr Jaury pointe aussi le problème de l’imputabilité de la mortalité au baclofène. « Dans cette étude, on n’a que des chiffres, mais pas de clinique : on n’a pas accès au dossier médical du patient. Dans l’essai Bacloville, un de mes patients, sous baclofène, est mort en se noyant dans sa piscine. Il était alcoolisé. Si je n’avais pas appris par son entourage, qu’il avait arrêté le traitement depuis trois mois, le baclofène aurait été suspecté. La cause est difficile à rechercher dans ce type d’étude. Les auteurs eux-mêmes, dans le rapport, évaluent un risque d’hospitalisation et de décès, « en supposant les estimations non biaisés et les relations entre l’exposition au traitement et les événements étudiés causales ». C’est un peu surprenant d’écrire cela pour affirmer qu’il y a un risque grave. »

S’il rappelle qu’aucune étude ne délivre la « vérité en soi », le directeur de l’ANSM insiste sur la solidité des données de cette enquête pharmaco-épidémiologique, et s’agace de la voir ainsi contestée: « Il est rare d’avoir ce type d’observation avant une autorisation de mise sur le marché. Généralement, on l’a après. Les populations sont statistiquement comparables. Ce n’est pas un essai clinique, mais cela met en évidence des informations qui permettent, à un moment, de prendre une décision. »

Une perte de chance pour les malades

Membre du comité scientifique qui a travaillé sur la RTU, le Pr Bernard Granger déplore aujourd’hui que « la « vérité » tombe de l’administration sans aucune possibilité de discussion ». Et regrette l’absence d’un vrai débat scientifique sur la question. « Des médecins vont continuer à prescrire au-dessus de 80 mg car ils ont le droit de le faire, en prenant leurs responsabilités, mais d’autres reviendront en arrière et n’iront pas au-delà de 80 mg. C’est une perte de chance pour de nombreux malades. »

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Cette diminution brutale de la posologie autorisée augure-t-elle la fin du traitement baclofène dans le traitement de l’alcoolisme? « Nous sommes en cours d’analyse des essais cliniques, nous allons aussi regarder les suivis de cohorte, les publications scientifiques françaises et internationales, et nous ferons une évaluation globale. Cela fera l’objet d’un débat avant que la décision soit prise sur l’AMM. Nous souhaitons échanger à la rentrée avec tous les acteurs : les gens qui utilisent le baclofène, la communauté scientifique, les sociétés savantes. Nous prendrons notre décision sur la base d’une analyse bénéfice-risque du baclofène, comme nous le faisons pour les autres médicaments, et si celui-ci est favorable, nous autoriserons sa mise sur le marché. »

A n’en pas douter, les échanges risquent d’être tendus à l’automne.

* L’essai clinique Bacloville affiche un score de réussite pour 56,8% des patients sous baclofène à hautes doses, contre 35,8% pour le groupe placebo.
** Le Dr Benjamin Rolland tient à préciser qu’il a un conflit d’intérêt avec le Laboratoire Etypharm, pour lequel il a exercé une activité de conseil.

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