Baclofène: crise ouverte entre les médecins et les autorités

Anne Jouan  |Publié le 19/07/2017 à 17:07

L’Agence du médicament veut réduire la dose autorisée de ce traitement contre l’alcool. Les prescripteurs sont vent debout.

Guerre des tranchées et noms d’oiseaux. Depuis quelques jours, entre les médecins prescripteurs de baclofène et l’Agence du médicament (ANSM), les relations sont tendues. Le baclofène est initialement prescrit pour lutter contre les spasmes musculaires de certaines maladies neurologiques et il est par ailleurs efficace pour réduire la consommation d’alcool. Mais il ne bénéficie pas d’une autorisation de mise sur le marché pour cette indication. Depuis le 14 mars 2014, l’ANSM lui a donné une recommandation temporaire d’utilisation (RTU). Ainsi les médecins peuvent-ils le prescrire à leurs patients alcooliques. En mars dernier, le laboratoire français Ethypharm a fait une demande de commercialisation dans l’alcoolodépendance.

La situation se noue après la parution, le 3 juillet, d’une étude médicale. Cette dernière stipule que «l’utilisation du baclofène est associée à un risque accru, augmentant avec la dose, d’hospitalisation et de décès par rapport aux traitements des problèmes d’alcool avec autorisation de mise sur le marché». L’Agence du médicament décide donc de réduire la dose autorisée de 300 mg à 80 mg alors que les malades alcooliques prennent plutôt 150-180 mg. Cette décision marque le début de la fronde des psychiatres et addictologues contre l’ANSM.

Pourquoi écrire une loi et des textes réglementaires sur les conflits d’intérêts quand des autorités de santé ne daignent pas faire signer les études qu’elles commandent?

Le 12 juillet, Francis Abramovici, Xavier Aknine, Claude Magnin, généralistes libéraux, Bernard Granger, psychiatre à Cochin, et Paul Kiritze-Topor, généraliste ancien président de la Société française d’alcoologie, adressent une lettre ouverte à Dominique Martin, directeur général de l’ANSM. Ils expliquent ne pas comprendre que les auteurs de l’étude ne soient pas connus. Alors que la transparence est de mise notamment en matière de sécurité sanitaire, comment est-il concevable qu’une étude dite scientifique ne soit pas signée?

Tout juste sait-on qu’elle a été réalisée par «le département des études en santé publique de la CNAMTS (Direction de la stratégie, des études et des statistiques), en collaboration avec le pôle épidémiologie de l’ANSM et le CépiDc de l’Inserm». Circulez, vous n’en saurez pas plus. Pourquoi écrire une loi et des textes réglementaires sur les conflits d’intérêts quand des autorités de santé ne daignent pas faire signer les études qu’elles commandent? Autre reproche des praticiens prescripteurs de baclofène, la méthode utilisée: selon eux, aucun lien n’a été clairement établi entre les décès et les doses reçues. Mais les auteurs de l’étude n’étant pas connus, Le Figaro n’a pas pu les contacter pour recueillir leur point de vue. L’ANSM ne nous a pas répondu.

L’affaire se corse avec les échanges aigres-doux entre la direction de l’ANSM et les médecins. Ainsi cet e-mail adressé le 8 juillet par l’un des auteurs de la lettre ouverte au directeur général: «Je trouve inquiétante ta position car elle montre que tu connais insuffisamment le dossier et que tu te fies à une étude qui repose sur des suppositions, des interprétations et de possibles biais, de l’aveu même de ses auteurs.»

«La France n’est pas capable d’assurer sa propre sécurité sanitaire comme on l’a vu avec les derniers scandales et vous voudriez que l’expertise européenne vienne chez vous?»

Des responsables de l’EMA

Le patron de l’agence rétorque: «Ce produit est, en France, encensé par les uns et rejeté par d’autres, il est par ailleurs ignoré par le reste de la planète». Mais alors quelle mouche a donc piqué l’ANSM pour donner une RTU à un produit «ignoré» du monde entier?

Réponse du médecin en guise de coup droit: «Un simple examen de la littérature scientifique et un effort minime de documentation montrent que le baclofène et ses potentialités dans le traitement de l’alcoolodépendance font l’objet d’une littérature scientifique internationale abondante, loin d’être cantonnée à notre seul pays (840 publications référencées sur Pubmed avec la requête baclofène alcohol). Certains articles majeurs sont signés par des Italiens, il existe des études aux Pays-Bas, en Allemagne, aux États-Unis, en Inde… Le baclofène est aussi utilisé par exemple en Australie.» La molécule est commercialisée dans 36 pays (dont les États-Unis, la Chine, l’Inde et 14 pays de l’Union européenne) dans le monde, il ne s’agit donc pas d’une prescription franco-française.

Après le Mediator, Diane 35, l’essai clinique mortel de Rennes, la Dépakine, la place de la France au sein de l’Europe du médicament est régulièrement remise en question par les autres pays de l’Union. On se souvient comment l’expertise française pour le docetaxel a été vertement critiquée et les conclusions de l’ANSM balayées par l’Agence européenne du médicament, EMA.

Dès lors comment espérer que Lille puisse accueillir l’EMA qui va quitter Londres pour cause de Brexit? Des responsables de l’EMA confient en off: «La France n’est pas capable d’assurer sa propre sécurité sanitaire comme on l’a vu avec les derniers scandales et vous voudriez que l’expertise européenne vienne chez vous?»

http://sante.lefigaro.fr/article/baclofene-crise-ouverte-entre-les-medecinset-les-autorites