Chroniques ordinaires aux urgences, par Phil

Mme A, 64 ans, est admise aux urgences pour chute en état d’ébriété avec des plaies profondes de l’avant-bras. Lors de l’entretien, elle est parfaitement sortie du déni, parle facilement du craving et demande de l’aide. Elle a consulté un addictologue qui doit la revoir… dans deux mois.

Mme B, 65 ans, admise jeudi pour ivresse, vue vendredi par les addictologues qui prévoient une première consultation dans six semaines et rien dans l’intervalle… Apparition d’un syndrome de sevrage le lendemain nécessitant de bonnes doses de valium. Ce matin, beaucoup mieux, elle m’a parlé de son histoire, de ses parents alcooliques, du craving, du premier verre de whisky qui entraînait les suivants. Elle a lu à deux reprises le livre d’O Ameisen ce qui lui a donné de l’espoir.

Mme C, 48 ans, admise pour ivresse. Elle est suivie par les addictologues de notre hôpital et prend 40 mg de baclofène depuis 10 jours. Il n’y a pas d’augmentation de prévue avant sa prochaine consultation dans deux semaines. J’augmente sa posologie de façon modérée et reçois après cette consultation un message m’enjoignant de ne pas toucher à la dose sans avis spécialisé…

La discussion avec les addictologues fait ressortir qu’ils ne prescrivent du baclofène que dans le strict respect de la RTU, après échec de tentatives préalables, pas en présence de comorbidité psychiatrique, peut être en cas de dépression, pas en cas de co-intoxication, pas en cas d’épilepsie même contrôlée etc.
Nous sommes aux urgences, aux premières loges pour constater les ravages de l’alcoolisme chronique dans notre société. Combien de patients avec une cirrhose, une épilepsie rebelle, une encéphalopathie les empêchant de vivre de façon autonome ? Combien de familles brisées, de vies détruites ?

Et pourtant, il existe un traitement efficace, nous le connaissons, il a été découvert par Olivier Ameisen. Prescrit par les précurseurs qui ont publié des séries de patients démontrant à la fois l’efficacité et la tolérance de ce médicament.
Une récente étude en double aveugle allemande a montré que l’abstinence était maintenue chez 70 % des patients sous baclofène versus 23 % dans le groupe placebo.

Oui, il manque encore des études incontestables sur l’efficacité et la tolérance du baclofène, les résultats de Bacloville et Alpadir sont attendus avec impatience. Mais nous sommes dans une véritable situation d’urgence sanitaire, environ 120 patients meurent chaque jour de l’alcoolisme.
Ces faits ont été à l’origine de la RTU permettant la prescription de baclofène dans l’alcoolisme chronique. Les critères d’inclusion restrictifs, les doses maximales, la nécessité d’un avis spécialisé, la lourdeur de la procédure n’ont pas favorisé la prescription auprès d’un nombre important de patients.

La résistance d’une partie importante des addictologues comme ceux de mon hôpital à la prescription du seul traitement efficace de cette maladie mortelle constitue un réel scandale. Alors, certes, je ne suis pas un spécialiste de l’addiction, je ne suis pas les patients au long cours, je ne nie pas les difficultés de cet accompagnement mais je suis indigné par la prise en charge des patients alcooliques chroniques dont je m’occupe aux urgences.
Parmi ceux-ci, très peu prennent du baclofène et dans ce cas, les doses sont le plus souvent faibles. Combien de patients me disent « le baclofène, j’ai essayé, cela n’a pas marché ». Quand je leur demande à quelle dose, ils me répondent 40 ou 60 mg…

Quand Madame B, une fois les problèmes aigus résolus, me raconte l’enfer du craving, son profond désarroi devant sa vie qui part en vrille, ses vaines tentatives pour limiter sa consommation, sa honte, sa culpabilité. Quand les addictologues lui proposent une première consultation dans six semaines, que faire ?
Prendre mes responsabilités, lui faire une première prescription de baclofène et la diriger vers un médecin généraliste qui pourra la suivre et assurer la prise en charge au long cours.

Souhaitons que cette situation évolue rapidement.