Baclofène, efficace mais à manier avec précaution

Paris, France — Une récente analyse de l’ANSM alerte sur le risque d’hospitalisation et de mortalité avec le baclofène pris à fortes doses pour lutter contre l’addiction à l’alcool (voir notre article). Que faut-il penser de cette analyse menée en vie réelle sur la base de données de remboursement ? Malgré son indéniable efficacité (comme l’ont montré plusieurs études récentes), le baclofène est-il vraiment dangereux ? Faut-il restreindre les conditions d’utilisation (RTU) ?

Interrogé par Medscape, le Pr Bernard Granger, professeur de psychiatrie à l’université Paris Descartes et responsable du service psychiatrie et d’addictologie de l’hôpital Tarnier (Paris), pointe les limites méthodologiques de l’analyse et rappelle la nécessité de formation à la prescription pour ce médicament particulier.

Medscape édition française : Que faut-il penser de l’analyse qui vient d’être menée sur l’utilisation en vie réelle du baclofène par l’ANSM, en lien avec l’Inserm et l’Assurance Maladie ?

Pr Bernard Granger : C’est un rapport important car il porte sur énormément de patients. Il apporte des enseignements qui méritent d’être analysés. Néanmoins, ce type d’étude est discutable sur le plan méthodologique car il s’appuie sur les données présentées au remboursement. Et on sait très bien qu’il y a un décalage entre ce qui est remboursé et ce qui est réellement pris par les patients. Certains patients ne se font pas rembourser, certains achètent le médicament et ne le prennent pas, d’autres le prennent mais pas aux posologies indiquées. Surtout, l’étude met en avant des corrélations et non un lien de causalité, et elle n’est pas exempte de facteurs confondants. Par exemple, les doses les plus élevées de baclofène sont généralement données à des patients plus sévèrement dépendants et qui consomment les plus fortes doses d’alcool. Ce qui n’enlève rien au fait que le baclofène a des effets indésirables, cela est bien connu.

Les résultats de cette analyse sont-ils cohérents avec ceux des études cliniques menées avec le baclofène ?

Pr B. Granger : Le problème avec ce type d’analyse, c’est que les données cliniques sont très limitées et la fiabilité des données est faible par rapport à un essai en double aveugle contre placebo où chaque malade est beaucoup mieux caractérisé et où le recueil des données n’est pas grossier. On observe d’ailleurs une grande différence entre ces résultats et ceux de 2 études cliniques qui ont utilisé des fortes doses, l’étude Bacloville (dose max de 300 mg/jour) et l’étude allemande BACLAD (dose max de 270 mg/j). Dans ces deux essais, il était clair que les effets indésirables augmentaient de façon proportionnelle à la dose, mais sans être aussi inquiétants.

Les doses les plus élevées de baclofène sont généralement données à des patients plus sévèrement dépendants et qui consomment les plus fortes doses d’alcool.

Quels biais pointez-vous dans cette étude ?

Pr B. Granger : Il faut, par exemple, savoir que l’association baclofène/alcool majore considérablement les effets indésirables surtout si ce sont de fortes doses de baclofène et de fortes doses d’alcool. Or, les personnes à qui l’on donne de fortes doses de baclofène sont souvent celles qui continuent de consommer. On ne sait absolument pas dans l’étude de l’ANSM quelle était la consommation des patients, alors que c’est essentiel. D’autre part, on ne sait pas non plus dans le détail par quels professionnels de santé étaient traités ces patients. C’est un point très important car le baclofène est un médicament difficile à prescrire, pour lequel il faut beaucoup d’expérience. Par exemple, dans l’analyse de l’ANSM, un peu plus de 1% des patients ont reçu des doses de baclofène supérieures à 180 mg par jour, dans la pratique d’un médecin expérimenté dans la prescription du baclofène, cette proportion est plutôt de l’ordre de 40 à 50%. Et cela ne pose pas de problèmes majeurs car ces médecins maitrisent bien la prescription.

Le baclofène est un médicament difficile à prescrire, pour lequel il faut beaucoup d’expérience.

En quoi le baclofène est un médicament particulier ?

Pr B. Granger : Le maniement de ce produit est délicat et il ne peut pas être prescrit sans expérience, ni formation. Depuis le début, et dès nos premiers contacts avec l’ANSM, nous insistons pour que le médecin qui prescrive le baclofène ait reçu une formation.

Pour certains médicaments contre l’alcool, les modalités de prescription sont simples : 1 comprimé le matin les jours où le patient estime en avoir besoin. Mais le baclofène est très différent, il faut adapter la posologie et les horaires de prise à chaque patient, c’est vraiment du sur-mesure. Sur 10 patients, ce sera 10 schémas de prise différents.

En termes de persistance, plus de la moitié des patients débutant un traitement par baclofène n’ont pas eu de deuxième délivrance. Faites-vous le même constat ?

Pr B. Granger : Non, cela renvoie une image très différente de ce que font les médecins spécialisés dans la prescription du baclofène ou de ce que l’on observe dans des cohortes de patients suivis dans le cadre d’études épidémiologiques. Il aurait peut-être fallu se concentrer sur les prescriptions de longues durées car il y a des patients sous baclofène depuis 1, 2, 3, 4 ans. Ceux-là en tirent grand bénéfice et c’est chez eux que la prévention d’une mortalité prématurée est la plus importante.

Sur 10 patients, ce sera 10 schémas de prise différents.

Pensez-vous qu’il soit nécessaire au vu des résultats de modifier la recommandation temporaire d’utilisation (RTU) ?

Pr B. Granger : Il serait utile, en effet, que le comité d’expert qui s’est réuni pour la RTU, le soit à nouveau pour tirer les enseignements de cette étude, et voir de quelle façon il faudrait modifier la RTU. Je pense notamment à la nécessité de former les médecins qui utilisent le baclofène, et a fortiori, à fortes doses, de même que sur l’importance d’hospitaliser le patient pour un sevrage quand les faibles doses ne sont pas suffisantes. Ce qui serait, en revanche, dramatique, c’est de trop restreindre l’utilisation d’un traitement qui, par ailleurs, rend de grands services et a une efficacité remarquable qu’aucun autre traitement contre l’alcool ne permet d’obtenir, sous prétexte qu’il y a eu à un moment donné des prescriptions inadaptées, excessives, ou velléitaires liées à un défaut d’information et à une certaine effervescence médiatique. »

Ce qui serait, en revanche, dramatique, c’est de trop restreindre l’utilisation d’un traitement qui, par ailleurs, rend de grands services et a une efficacité remarquable.